Steve Jobs – 1955-2011
[NdDaz]Nous au JDM ne sommes pas particulièrement bons pour les nécro alors plutôt que de se lancer dans l’exercice, on préfère partager l’excellente chronique que Lâm a publié sur le JDG.
Ce n’est pas un texte que l’on écrit en avance. Saviez-vous que la nécrologie des plus grands de ce monde est déjà prête, régulièrement mise à jour, dans les dossiers des journaux ?
C’est sûrement le cas pour Steve Jobs, emporté cette nuit par son cancer. J’y pensais le mois dernier. Commencer à écrire la nécro de Jobs. Rassembler des faits, des dates, peut-être trouver des formules. Mais je ne l’ai jamais fait. Déjà, parce que d’autres le feront mieux, mais surtout, en tant que geek, je n’ai jamais réussi à voir Steve Jobs comme un homme mort.
Alors que la réalité nous a tous rattrapé, il convient de parler de la chose la plus essentielle qu’il a laissé derrière lui, son plus grand héritage. Une immense révolution humain basée sur d’autres héritages majeurs.
DE LA TECHNOLOGIE A L’AFFECTIF
Jobs a tout d’abord accompagné la sortie de l’informatique de ses différents ghettos. Alors que le grand public commençait à « devenir geek », il fallait des produits pour accompagner cette révolution. Des produits qui sortent de leur statut d’objet technologique pour devenir des objets affectifs. En soi, Apple n’a pas inventé des objets, mais Jobs leur a donné une âme, une personnalité. L’iPod en restera l’exemple premier.
Les lecteurs MP3 existaient déjà, en 2001. Mais l’iPod était aussi beau que neutre et ainsi, aussi désirable qu’ « accaparable ». On en faisait SON iPod. Je parle souvent de ces playlists qui en disaient long sur notre personnalité. Par la musique qu’elles contiennent bien sûr, mais surtout par leurs intitulés : aux classiques « Rock », « Hip Hop » ou « Slow », sont apparus « Pour le Dimanche matin », « La grosse déprime », « Ambiançage de dîners » ou autres « J’ai honte mais j’aime ». N’oubliez jamais que les status n’ont pas été inventés par Facebook, mais bien par IRC sur Internet et l’iPod dans notre vie.
UNE POUPEE RUSSE DE CADEAUX
Si Apple a su initier et surfer sur cette vague d’informatique « geek chic » (qu’il est dur de ressortir ces termes en 2011, ce sont eux qui devraient mourir), c’est donc à travers ses produits. A l’instar de l’iPod, ces derniers partageaient un ADN que l’on appelle obsession : obsession du beau, obsession du détail, obsession du dépouillement, obsession du plaisir. J’ai beau avoir acheté et utilisé des centaines de produits et de marques, aucun ne m’a jamais autant marqué qu’un produit Apple (le MacBook Air qui me sert à écrire cette chronique en est l’exemple parfait).
D’une certaine manière, Jobs à placé Apple dans le trou laissé par d’autres marques cultes, mais dépassées. Bang & Olufsen par exemple, mais surtout Sony, connu comme « Le Créateur » depuis les années 80.
La meilleure métaphore que j’ai pu lire sur les produits Apple vient d’un Product Manager français, Alain Breillat. Pour ce dernier, toute la puissance d’Apple vient du fait qu’elle « emballe un cadeau dans un cadeau ». Un OS perfectionné et accessible emballé dans un bel appareil en aluminium et verre. Un bel appareil emballé dans un packaging structuré autour d’une vraie cérémonie d’ouverture. Un beau packaging emballé dans une boutique spacieuse aux airs de showroom.
Cette poupée russe était la formule naturellement trouvée par l’obsession de Jobs de créer les meilleurs produits du monde.
UNE COMMUNICATION, UN HOMME
Produire du beau n’est cependant pas suffisant. Il faut ensuite les marketer, les vendre. Certains utilisent un slogan, d’autres une mascotte, des traditions. Steve lui, utilisera Jobs. Les légendaires Keynotes.
Dans un métier de journaliste une conférence de lancement produit est souvent un calvaire. Entre graphiques abscons, discours lénifiant et charisme d’amibe.
Dans un métier de journaliste, une conférence Apple était un « must see ». Pour avoir eu la chance d’assister à quelques unes, j’ai compris. Outre une communauté et donc une salle surchauffée, il y avait sur scène une rockstar, un messie. La première fois que je vois une rock star chauve, à lunette, sous-pull noir et basket. Mais il se pensait comme tel. Et ils le voyaient comme tel. Et cela se déroulait donc comme tel.
La métaphore des cadeaux imbriqués comme des poupées russes démarrait ici, sur cette scène noire. Un show faussement sobre et tellement arrogant, une litanie à la gloire de produits. Il fallait le voir pour le croire. Si vous doutez de la puissance de ces conférences, sachez simplement qu’Apple s’est progressivement retirée d’autres salons. Parce que Jobs attirait encore plus de monde à lui seul. Et cela pouvait agacer.
STEVE JOBS ETAIT LE TROLL
Car ces keynotes, comme chacune des interventions de l’homme, entraînaient d’inévitables guerres des tranchées, principalement sur le web, entre pros et antis Apple. Et je peux vous le dire aujourd’hui : tout le monde avait ses arguments. Car oui, Steve Jobs était brillant. Oui, Steve Jobs était aussi fier qu’il était brillant. Oui, Steve Jobs était aussi provocateur qu’il était fier et brillant. Dans notre univers, ce genre d’individu porte un nom : un troll.
Steve Jobs était un troll. Il était même LE Troll. Le plus connu, le plus influent, le plus admiré, le plus détesté. Mais ses piques à la concurrences, ses graphiques parfois tirés par les cheveux, les affiches se moquant de Microsoft, les publicités se moquant d’Intel… C’est du troll, rien de plus, rien de moins. Mais dans une industrie faussement policée où tous les coups bas se trouvaient drapés de déclarations officielles mielleuses, le côté sale gamin génial de Jobs était une bouffée d’air frais. Et il donnait autant de munitions à ses fidèles qu’à ses ennemis.
LE FABULEUX DESTIN
Jobs enfin, c’est un destin. Comme un scénario cousu sur mesure pour son talent et son égo. Orphelin, un caractère turbulent et sans concession, une start-up brillante, une première mort, trahi par le fruit de son ambition. Un retour triomphal pour venir sauver sa création, une décennie à redéfinir l’industrie informatique et de contenus, avant que la maladie ne vienne tirer le rideau, presque comme une dernière pirouette. Comme un entraîneur de football fait sortir le meilleur joueur du match à quelques secondes de la fin de la rencontre, juste pour que le public ne lui rende hommage qu’à lui.
Si beaucoup ironisent sur la construction de cette image messianique (on murmure même que les Apple Store sont les nouvelles églises), je reste très premier degré : la vie de Steve Jobs semblait vraiment designée à son image.
CAR NOUS N’AVIONS PAS DE VISAGE
Une vie rocambolesque, une vision d’avance, une vision forte, une réussite insolente, une fierté totale et un sens de la provocation. C’était Steve Jobs. Mais tous ces signes vont dans le sens d’un héritage global, à long terme. Ce que Jobs nous a laissé, c’est ce qu’il a incarné : la fierté d’être geek.
Je me suis toujours étonné que le jeu vidéo ou le hi-tech soient des industries si puissantes, si populaires et pourtant, si anonymes. Comme si la technologie l’emportait sur les hommes. Nous sommes ici entre nous, et nous connaissons donc bien cet univers. Mais demandons au grand public, demandons à nos parents : qui est le créateur du Walkman ? Pourriez-vous me nommer l’homme qui a enfanté de Mario ? Quels sont les noms des deux fondateurs de Google ? Des deux développeurs d’ICO et Shadow Of The Colossus ? Existe-t-il vraiment un Monsieur Dolby ? La plupart des gens, même s’ils utilisent un de ces produits, jouent à une de ces oeuvres, ne pourront vous répondre. Car nos industries geeks sont désincarnées. Parfois pour le meilleur. « We are Anonymous », d’une certaine manière.
Mais alors que la « geek pride » montait ces dernières années, un homme plus que n’importe quel autre l’a incarnée. Steve Jobs cotoyait les plus grands. Et leur disait avec fierté qu’il fabriquait des ordinateurs et des baladeurs. Sans complexe aucun face à un acteur, un producteur, un musicien, un politicien. C’était un geek bidouilleur, passionné, cultivé et persuadé qu’il pouvait changer le monde. Et il l’a fait, depuis toujours. C’est une leçon de fierté pour nous tous aujourd’hui.
Voici pour moi le plus grand héritage de Steve Jobs à notre « industrie ». Incarner la technologie, y ajouter du sentiment humain comme la fierté, le plaisir. Même de manière parfois maladroite, d’autres s’y mettent. Même si personne ne pourra remplacer un homme qui décidé d’incarner son entreprise, d’incarner l’évolution technologique, d’incarner la culture geek, de cristalliser sous son nom tous louanges, critiques, plaisanteries et analyses. Steve Jobs incarnait la technologie, dans tous les sens du terme. Par la voie qu’il a ouverte, nous sommes sortis au grand jour.